Saint Jean Climaque: De la pensée de la Mort.

Saint Jean Climaque a vécu au VIIème siècle au Sinaï. Il est commémoré le quatrième dimanche du Grand Carême.

SIXIEME DEGRE
De la pensée de la Mort
 La pensée précède nécessairement les paroles qui l’expriment. C’est ainsi que la pensée de la mort et le souvenir des péchés précédent les larmes et les gémissements que l’une et l’autre font répandre ; c’est pourquoi nous allons parler de ces deux choses dans ce lieu, selon leur ordre et leur rang.
Ainsi nous disons que la pensée de la mort est une espèce de mort quotidienne, et que le souvenir de notre dernière heure est un gémissement continuel.
Ce fut la désobéissance de l’homme, qui donna naissance à la crainte de la mort, et c’est pour cette raison que la crainte de la mort nous est devenue, en quelque sorte, naturelle. Mais savez-vous ce que nous démontre cette crainte ? C’est que notre âme n’est pas parfaitement lavée ni purifiée par les larmes et les austérités de la pénitence.
Le Christ, pour nous apprendre qu’il est Dieu et homme tout ensemble, et pour nous enseigner que les attributs de la nature divine et de la nature humaine sont son partage, s’est effrayé à la vue de la mort ; mais ce divin Sauveur ne l’a pas redoutée. Or, comme de tous les aliments dont nous nourrissons nos corps, c’est le pain qui nous est le plus nécessaire ; de même, de toutes les choses qui doivent nourrir et faire vivre notre âme, rien ne lui est plus nécessaire que le souvenir et la pensée de la mort.
C’est la pensée de la mort qui a fait embrasser aux moines qui vivent en communauté, tous les travaux et toutes les austérités de la pénitence. C’est elle qui leur fait aimer avec délices les mépris et les humiliations; c’est encore la pensée de la mort qui fait que les solitaires qui vivent dans les déserts et loin de tout tumulte, ont généreusement renoncé à tout soin pour les choses présentes, afin de se consacrer uniquement aux saints exercices de la prière et de la méditation, et de veiller assidûment sur leur esprit et sur leur cœur. Or ces vertus sont également filles et mères de la pensée de la mort.
 Mais observons ici que, bien que l’étain ait beaucoup de ressemblance avec l’argent, on le distingue néanmoins facilement, si on le rapproche de ce dernier métal ; de même ceux qui ont quelque expérience dans les choses qui regardent le salut, savent bien mettre une différence essentielle entre la crainte de la mort produite par un sentiment et un mouvement de la nature, et la crainte de la mort causée par l’impression de la grâce.
La preuve certaine et indubitable que nous craignons la mort par un mouvement de la grâce, c’est lorsque cette crainte nous porte à nous dépouiller de toute affection pour les choses créées, et nous fait renoncer parfaitement à notre propre volonté.
Il est louable de penser tous les jours à la mort, comme si chaque jour elle devait nous frapper ; mais c’est une marque de sainteté, de la désirer et de l’attendre.
Gardons-nous cependant de croire que tout désir de la mort soit bon et salutaire : car il en est qui souhaitent la mort, parce qu’ils se voient, par des penchants qu’ils n’ont pas encore pu vaincre entièrement, et par des habitudes dont il ne leur a pas été possible de se corriger parfaitement, exposés sans cesse à faire de nouvelles chutes et de nouveaux péchés. Il en est d’autres qui ne désirent la mort que par un mouvement de désespoir : ce sont des gens qui ne veulent pas faire pénitence ; il en est encore d’autres qui appellent la mort, parce qu’ils se croient affranchis de la servitude de leurs passions, et qu’ils sont parvenus à l’impassibilité ; enfin il en est d’autres qui, mus et conduits par le mouvement et les lumières du saint Esprit, désirent de sortir de ce monde. Mais ces derniers sont bien rares.

Quelques-uns sont en peine, et voudraient savoir pourquoi Dieu, vu que la pensée de la mort est si salutaire, n’a pas voulu que nous connaissions le moment où elle doit nous frapper. Mais ces personnes ne considèrent pas que Dieu, en Se conduisant de la sorte, n’a eu en vue que le plus grand intérêt de notre salut. En effet, si l’heure de la mort était connue, quel serait, parmi les hommes, celui qui s’empresserait de recevoir le baptême, de se convertir et d’embrasser la vie religieuse ? Hélas ! la plupart passeraient leur vie dans le crime ; et ce ne serait qu’à la dernière heure, qu’ils penseraient à recourir aux eaux saintes du baptême ou de la pénitence.
Vous qui pleurez vos péchés, gardez-vous bien des ruses du démon : il cherchera à vous tromper, en vous inspirant que Dieu est bon et miséricordieux. C’est une vérité que nous ne devons savoir que pour nous préserver du désespoir; mais le démon, en vous la suggérant, veut par-là bannir de votre cœur l’horreur et la douleur de vos péchés, et vous faire perdre la crainte de Dieu, laquelle, seule, donne la véritable sécurité.
 Savez-vous à qui l’on doit comparer ceux qui, voulant nourrir dans leur âme la pensée de la mort et le souvenir du jugement dernier, ne laissent pas de s’embarrasser dans toute sorte de soins et d’occupations profanes ? comparez-les hardiment à des personnes qui prétendraient nager sans avoir les pieds et les mains en liberté.
La pensée de la mort, que nous devons regarder pour véritable et efficace, c’est celle qui éteint en nous l’intempérance ; car, une fois qu’on a triomphé de cette passion, on vient facilement à bout de vaincre les autres.
L’insensibilité du cœur produit l’aveuglement dans une âme ; mais la multitude des viandes fait tarir entièrement la source des larmes ; et la soif, la faim et les veilles affligent le cœur; mais un cœur affligé et mortifié selon Dieu répand des larmes abondantes et salutaires. Sans doute ces vérités paraîtront dures à ceux qui aiment la bonne chère, et impraticables à ceux qui vivent dans les bras de la paresse, mais un cœur fervent et généreux les goûtera et les pratiquera avec joie ; et par l’habitude qu’il en aura acquise, il y sera fidèle avec une indicible facilité. Celui qui ne cherchera à les connaître que pour en parler, n’y trouvera que peine et tristesse.
Comme nos pères enseignent communément que la charité parfaite est exempte de chute, je dis de même que la parfaite méditation de la mort est exempte de toute crainte.
Une âme, qui cherche tous les moyens d’assurer son salut, s’occupe sans cesse de plusieurs pensées très salutaires : elle pense à l’amour que Dieu lui porte, à la mort, à la présence de Dieu, au royaume céleste, à la ferveur des martyrs ; mais c’est surtout la pensée de Dieu réellement présent partout, qui l’absorbe entièrement. C’est pour cela qu’elle médite sans cesse ces paroles : « Je regardais continuellement le Seigneur, et je l’avais toujours présent devant mes yeux. » (Ps 15,8). Elle ne perd pas de vue le souvenir des anges et des puissances célestes, ni sa dernière heure en ce monde, ni le moment terrible où elle comparaîtra an tribunal du souverain Juge, ni les supplices éternels, ni enfin la sentence qui y condamnera les pécheurs. Telles sont les grandes vérités dont s’occupent les âmes qui veulent servir Dieu. Nous avons d’abord présenté celles qui doivent nous paraître les plus respectables, et nous avons ensuite rappelé celles qui sont les plus capables de nous inspirer l’horreur du péché et de nous empêcher d’y tomber.
Un certain moine d’Égypte me raconta un jour ce qui lui était arrivé à lui-même. Il me .dit qu’il avait si profondément gravé dans son cœur le souvenir et la pensée de la mort, et que cette pensée lui faisait une impression si vive et si puissante, qu’ayant voulu procurer quelque soulagement à son corps, qui en avait un grand besoin, cette pensée, comme un juge inexorable, s’y opposa victorieusement. Et, ce qui vous paraîtra plus étonnant encore, m’ajouta-t-il avec une admirable simplicité, c’est qu’ayant essayé pour un instant de rejeter cette pensée, je n’en pus venir à bout.
 J’ai connu un autre moine qui demeurait dans un lieu appelé Tholas. Or la pensée de la mort lui faisait souvent perdre tout sentiment ; vous auriez cru, en le voyant, ou qu’il était évanoui, ou qu’il était tombé en épilepsie : nombre de fois les frères du monastère l’ont trouvé dans cet état, et l’emportaient comme un mort.
Je ne peux pas non plus ne pas vous raconter ce qui est arrivé à un solitaire, du nom d’Hésychius, de la montagne de l’Horeb. Ce pauvre solitaire eut le malheur de passer les trois premières années de sa retraite dans l’oubli entier de son salut, et de négliger tous les exercices de la vie religieuse. Enfin Dieu le frappa d’une maladie si grave, que pendant une heure entière, on crut qu’il était mort. Mais revenu à lui-même, il nous conjura tous avec instance de nous retirer, et de le laisser seul. Nous lui obéîmes, et aussitôt il ferma sur lui la porte de sa cellule, et y demeura tellement reclus, que pendant l’espace de douze ans qu’il vécut encore, il n’échangea jamais aucune parole avec personne. Et ne se nourrit que d’un peu de pain et d’eau qu’on lui apportait; il était toujours assis à la même place et n’en changea jamais; il repassait si fortement dans son esprit les choses terribles qu’il avait vues dans la vision qu’il avait eue, que son corps fut toujours dans la même position et la même attitude, et que toujours frappé de la même terreur et hors de lui-même, il gardait le silence le plus parfait, et pleurait à chaudes larmes. Enfin comme, nous connûmes qu’il touchait à sa dernière fin, nous enfonçâmes la porte de sa cellule, pour entrer et lui demander plusieurs choses que nous désirions savoir. Mais ce fut en vain : nous ne pûmes avoir de lui que cette seule parole : Pardonnez-moi, mes frères ; je ne peux rien vous dire, sinon qu’il est impossible qu’il ose pécher celui qui aura la pensée de la mort fortement gravée dans l’esprit. Cette réponse nous frappa d’étonnement, et nous ne pouvions pas assez admirer comment un homme dont nous avions dans le temps tous connu la paresse et la négligence, eût été si promptement changé et transformé en un autre homme, et qu’il eût acquis une si grande perfection et une sainteté si prodigieuse. Il mourut, et nous l’ensevelîmes dans le cimetière qui était auprès du monastère. Le lendemain nous allâmes visiter son tombeau, pour voir le saint corps de ce solitaire ; mais il n’y était plus. C’est sans doute pour donner aux hommes une excellente leçon, que Dieu permit cette merveille : il voulut faire comprendre à ceux qui, après avoir abandonné la vertu et négligé leur salut, se convertissent avec sincérité et embrassent une nouvelle vie, combien la pénitence de ce solitaire lui avait été précieuse et agréable, et par conséquent, combien il agréerait le repentir et la pénitence de tous les pécheurs.
 Comme on dit ordinairement qu’un gouffre est une profondeur d’eau qu’on ne peut sonder, et que c’est pour cette raison qu’on lui donne ce nom ; de même la pensée de la mort produit en nous un abîme sans fond de pureté et de bonnes œuvres. C’est ce que nous démontre très bien le fait que je viens de vous raconter ; car les pénitents qui, comme ce saint homme, ont continuellement dans l’esprit l’image de la mort, sentent augmenter en eux la crainte et la frayeur qu’elle leur inspire, jusqu’à ce qu’enfin elle les consume jusqu’à la moelle des os.

Au reste, ainsi que nous devons le sentir, soyons bien persuadés que cette crainte n’est pas un des moindres bienfaits que nous ayons reçus de Dieu. Car n’est-il pas vrai, et notre propre expérience ne nous l’atteste-t-elle pas, que souvent, même au milieu des tombeaux, nous avons été d’une insensibilité de fer, et que nous n’avons pas répandu la plus petite larme ; tandis que d’autres fois, sans être au milieu des morts, et sans la vue de la triste image de la mort, nous avons des torrents de pleurs ?
Celui-là donc pense véritablement à la mort, lequel a fait mourir en lui-même toute affection pour les créatures et pour les choses du monde ; mais il ne cesse de se tendre des pièges à lui-même, celui qui est encore dominé par des désirs profanes.

N’usez pas de paroles pour faire savoir aux personnes que vous chérissez, que vous les aimez d’un amour bien affectueux; contentez-vous seulement de demander à Dieu de leur faire connaître de la manière qui lui conviendra, les sentiments de charité et de tendresse que vous avez pour elles; car si vous en agissiez autrement, tout le temps de votre vie ne suffirait pas pour témoigner à vos amis l’affection que vous leur portez, et pour vous exciter à la componction et à la douleur de vos péchés.
Ne vous laissez pas tromper, ô vous qui vous êtes loués pour travailler à la vigne du Seigneur, et n’allez pas croire faussement que vous pourrez racheter le temps par le temps; car chaque jour ne peut nous suffire pour nous acquitter des dettes que nous contractons à chaque instant.
Aussi un Père nous déclare que de faibles mortels, comme nous, ne peuvent passer un seul jour de leur vie d’une manière sainte et louable, s’ils ne se représentent pas vivement que ce jour est le dernier de leur existence ici-bas . Et ce qui doit nous surprendre, c’est que des écrivains, dans le sein même du paganisme, ont dit quelque chose de semblable : car ils ont écrit quelque part que, l’amour de la sagesse n’était autre chose que la pensée de la mort. Quiconque sera monté sur ce sixième degré, ne se laissera plus tomber dans le péché, d’après cet oracle divin : Rappelez-vous vos fins dernières, et vous ne pécherez jamais. (Sir 7,36).

 

Source : http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Climaque/Echelle/climaque5.htm

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