La mémoire de la mort

La Mémoire de la Mort

Méditation sur le sixième degré de Saint Jean Climaque

Par le Père Quentin de Castelbajac

 

Source : http://stranitchka.pagesperso-orange.fr/VO29/LaMemoiredelaMort.html

Chaque soir, dans nos prières [prières à dire avant de se coucher], nous lisons cette prière de saint Jean Chrysostome : Seigneur, donne-moi des larmes, le souvenir de la mort et la componction. Et de saint Jean Damascène : Maître ami de l’homme, ce lit ne va-t-il pas déjà devenir mon tombeau ?  A chaque saint office, nous prions pour “une fin de vie chrétienne, paisible, sans douleur, sans honte, une bonne défense devant le redoutable tribunal du Christ”
C’est-à-dire que nous prions à la fois pour que Dieu nous donne le souvenir de la mort et que déjà, de fait, dans ces prières, l’Eglise nous fait souvenir de la mort. C’est de cette mémoire de la mort qu’il va être question maintenant, pour tenter d’éclaircir pour moi-même et pour vous de quel type de mémoire il s’agit, dans quel but, par quels moyens.
Dans son livre l’Echelle sainte, ce livre si fondamental que l’Eglise lui consacre une place de choix dans le temps liturgique, saint Jean le Climaque consacre tout un chapitre, le degré 6, entre la pénitence et la lamentation, à la mémoire de la mort.    La pensée, écrit-il précède toute parole; ainsi le souvenir de la mort et de nos péchés précède les larmes et la componction : c’est pourquoi ce sujet vient à sa place dans ce chapitre(1). Et il conclut le chapitre : “Tel est le sixième degré ; celui qui l’a gravi ne péchera plus jamais, si l’Ecriture dit vrai : Souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras plus jamais (Sir.7, 36) ”
C’est évidemment un texte central, qu’il faut lire attentivement. Ne nous méprenons pas sur sa portée pour chacun de nous, sous prétexte qu’il serait écrit pour les moines. Si chaque chrétien, moine ou laïc, est appelé à une forme d’ascèse, alors les paroles inspirées de saint Jean doivent éveiller dans l’âme de tout lecteur un écho profond et durable : “ Il est impossible, a dit quelqu’un, tout à fait impossible de passer pieusement le jour présent si nous ne le considérons pas comme le dernier de notre vie. Et il est vraiment étonnant de constater que les païens eux-mêmes ont affirmé quelque chose de semblable, puisqu’ils définissent la philosophie comme étant la méditation de la mort. (2) 

Les capacités de la mémoire.

Tout être humain à des degrés divers est doué de mémoire, c’est à dire d’enregistrer ce qu’il a vu, entendu ou expérimenté. Nous savons tous que cette faculté merveilleuse peut être extrêmement utile ou redoutable. C’est elle qui nous permet d’apprendre, de retenir pour enrichir notre esprit ou notre âme : je peux mémoriser les lettres, les chiffres, les règles, les prières, les Saintes Ecritures, les choses divines. Hélas, je peux aussi mémoriser des absurdités, des vilenies, les horreurs, les offenses (par la rancune ou autre, comme nous le confessons le soir). Combien se lamentent que telle ou telle scène effrayante aperçue un instant resurgit soudain, involontairement !
Cette faculté a en effet ceci d’extraordinaire qu’elle nécessite parfois un intense effort de volonté pour enregistrer ou se remémorer mais parfois un simple petit déclic. J’ai beaucoup peiné pour apprendre certaines choses, qui s’effaceront peut-être bien vite. D’autres se sont imprimées sans effort dans mon esprit, pour la vie, semble-t-il. Pourquoi cela ?  Sans doute parce qu’au-delà de ma volonté consciente et apparente, il y a la disposition profonde de mon âme, qui aspire, s’ouvre à telle ou telle réalité, est attirée par telle ou telle pôle. Au-delà de nos “actes”, (de nos chutes et de nos relèvements ponctuels), il y a ce que l’on pourrait appeler nos “dispositions du cœur”, cachées sous les actes, et puis “l’esprit de la vie en général”, c’est à dire notre tournure d’âme comme nous parlons de tournure d’esprit. Théophane le Reclus parle de ces trois côtés de notre vie active dans ses lettres rassemblées dans quoi consiste la vie spirituelle et comment s’y disposer ?  (3)

 

Pourquoi oublie-t-on la mort ?

Il fallait rappeler ce qui précède pour mieux cerner ce que peut être la mémoire de la mort. Si nous prions pour avoir cette mémoire-là, c’est d’une part parce qu’elle est utile. D’autre part parce qu’elle ne va pas de soi, ce qui peut paraître étrange. Nous savons tous que nous allons mourir, c’est même peut-être une des rares choses, en ce monde, dont nous pouvons être absolument sûrs. Et pourtant, tout se passe comme si nous l’oublions la plupart du temps. Nous oublions que nous allons mourir, nous oublions souvent de même que ceux que nous chérissons vont eux-aussi mourir.
Pourquoi l’oublions-nous ? Par ce désir bien naturel d’écarter ce qui nous gêne, ce qui nous apeure. Ce passage redoutable est similaire aux souffrances de l’enfantement. Je vis sur terre, dans ce corps, comme l’enfant dans le ventre de sa mère. Et dans ce sein terrestre est moulée une fois pour toute la conformation de mon âme, comme se forme l’enfant dans le sein de sa mère, pour être (ou ne pas être) capable d’affronter cet air vif de la vie éternelle.  Comment ne pas être effrayé par ce passage redoutable. L’enfant ne crie-t-il pas quand il vient au jour ? Il y a dans notre crainte de la mort un élément tout à fait naturel dont parle saint Jean le Climaque. (4)
Mais ce n’est pas la seule raison. C’est aussi parce que notre disposition profonde, intérieure n’étant pas tournée vers la vie éternelle, nous ne voulons pas affronter ce qu’exige cette mémoire-là. C’est ce que souligne Le combat invisible : “ Les hommes de ce monde fuient la pensée et la mémoire de la mort, afin de ne pas interrompre les plaisirs et les satisfactions de leurs sens, qui sont incompatibles avec la mémoire de la mort. C’est ce qui fait continuellement grandir et s’affermir de plus en plus leur attachement aux bonheurs du monde, puisqu’ils ne rencontrent rien qui s’y oppose ” (5). C’est cela qui souvent cause notre aveuglement et des habitudes étonnantes y compris chez nous qui nous parons du nom de chrétien orthodoxe. Combien de fois n’entendons-nous pas dire : “ Ce que je te souhaite avant tout, le plus important, c’est la santé ! ”, comme si notre vie ici-bas devait se résumer à des problèmes de santé !
“ Notre esprit est tellement obscurci par la chute qu’à moins de nous contraindre à nous souvenir de la mort, nous pouvons complètement l’oublier. Quand nous oublions la mort, nous commençons à vivre comme si nous étions immortels, consacrant toute notre activité à la terre, sans nous préoccuper le moins du monde de notre redoutable passage dans l’éternité ni du sort qui nous attend. Alors nous foulons aux pieds avec assurance et sans vergogne les commandements du Christ ; alors nous commettons tous les péchés les plus terribles ; alors nous abandonnons non seulement la prière incessante, mais même celle qui est prescrite pour des heures fixes – nous commençons à négliger cette occupation absolument indispensable comme si elle était une activité superflue ou facultative. Oubliant la mort physique, nous mourons de mort spirituelle. ”, prévient le saint Evêque Ignace (Briantchaninov) (6).

La puissance de la pensée de la mort

Pourquoi dois-je prier humblement pour cette mémoire-là ? C’est que partant de quelque chose de terrestre, de matériel dans son horreur, dont j’ai malgré moi une expérience de plus en plus sensible dans ma vie, j’aboutis à travers cette mémoire de la mort à la mémoire de ce qui est aussi spirituel, à la mémoire de la Vie, du Christ notre Dieu.
“ Au contraire, celui qui se souvient souvent de la mort du corps, revit dans son âme. Il séjourne sur terre comme un voyageur dans une auberge, ou comme un prisonnier dans sa prison attendant, sans cesse qu’on le fasse comparaître pour être jugé ou exécuté. Devant ses yeux, les portes de l’éternité sont sans cesse ouvertes. L’âme anxieuse, il regarde sans cesse dans cette direction, plongé dans une grande tristesse et dans de profondes réflexions (7).
“ Des hommes pieux se demandent -écrit st Jean Climaque – pourquoi, puisque la pensée de la mort nous est si bienfaisante, Dieu nous cache la connaissance de l’heure où elle doit arriver. Ceux-là ignorent que Dieu en agit ainsi d’une manière admirable en vue de notre salut. Personne en effet, connaissant d’avance l’heure de sa mort, ne s’empresserait de recevoir le baptême ou d’embrasser la vie monastique ; mais chacun passerait tous les jours de sa vie dans le péché, et se précipiterait seulement le jour de son départ vers le baptême et la pénitence ; ou plutôt, endurci dans le mal par une longue habitude, il resterait jusqu’à la fin sans se corriger. (8) ” En revanche, on trouvera bien des cas de saints qui ont reçu à l’avance de Dieu la révélation de l’heure de leur mort précisément par ce qu’ils ont su renoncer à eux-mêmes et suivre le Christ.
Saint Jean Climaque raconte l’histoire suivante, tout à fait classique comme effet spirituel de l’expérience de la mort “ Je ne peux omettre de te raconter l’histoire d’Hésychius, le solitaire de l’Horeb. Il avait toujours vécu dans une totale négligence, sans aucun souci de son âme. Mais un jour, il tomba gravement malade et émigra hors de son corps l’espace d’une heure. Etant alors revenu à lui, il nous supplia tous de nous retirer immédiatement. Il mura la porte de sa cellule et y demeura reclus pendant douze ans, sans jamais adresser un mot à personne, sans se nourrir d’autre chose que de pain et d’eau. Il se tenait assis, ravi en esprit par tout ce qu’il avait vu dans son extase ; il était tellement absorbé qu’il ne changeait jamais de position ; semblant toujours hors de lui-même, il versait silencieusement des larmes brûlantes. Mais quand il fut près de mourir, nous enfonçâmes la porte et entrâmes ; et à toutes nos questions, il ne répondait que ces seuls mots : “Pardonnez-moi ! Celui qui garde le souvenir de la mort ne pourra jamais pécher.” Et nous admirions dans cet homme, que nous avions vu jadis si négligent, ce bienheureux et subit changement et une telle transformation. Nous l’ensevelîmes avec vénération dans le cimetière voisin de la forteresse. Quelques jours après, ayant voulu revoir ses restes saints, nous ne les trouvâmes plus. Le Seigneur voulut ainsi à l’occasion de sa pénitence sincère et digne de louange, donner pleine confiance à ceux qui ont résolu de se corriger, même après une longue négligence.  On dit que la mer est insondable, et on l’appelle un abîme sans fond. De même, la pensée de la mort amène la pureté et l’activité de l’âme à un état d’incorruptibilité. Le saint dont je viens de parler en est la confirmation (9).

La mémoire des défunts.

Un des moyens d’implanter en nous la mémoire de la mort, c’est la prière pour les défunts : que nous priions paisiblement  devant les icônes pour nos proches disparus, ou que nous célébrions un office de commémoration (pannychide) à l’Eglise – ou tout le monde devrait apprendre à chanter au moins les réponses au prêtre, en signe de cette participation – ou que nous participions à des funérailles, ou encore à la lecture du psautier au chevet d’un défunt. Nous prenons ainsi bien mieux conscience de cette vie de l’âme des défunts, de la puissance des prières, et tout particulièrement de l’eucharistie. Ce dont témoigne l’apparition de saint Théodose de Tchernigov au staretz Alexis de Gomocheiev, pour lui demander de commémorer ses parents à la sainte liturgie(10). Mesurons aussi la force du lien spirituel qui nous unit à nos parents défunts. On peut songer, par exemple, à l’histoire de ce garçon qui revient de la mort pour prendre congé et demander la bénédiction de ses parents avant de mourir à nouveau, ou encore à celle de la mère défunte qui vient rendre à son fils apostat la croix qu’il avait arrachée de sa poitrine pour le raisonner, deux récits publiés dans Les mystères éternels d’outre-tombe (11).
Outre le bien que notre prière peut procurer aux défunts et la consolation que nous en recevons nous-mêmes, c’est un puissant remède à notre oubli de la mort. C’est un appel à la vigilance intérieure; A Jordanville, en raison du cimetière orthodoxe qui s’est développé à proximité du saint monastère et du cimetière, beaucoup de fidèles demandent à y être enterrés et les étudiants sont souvent amenés à aider pour célébrer, chanter les funérailles, pour veiller les défunts la nuit enlisant le psautier. Les pères du monastère et en particulier l’archimandrite Cyprien, nous recommandaient chaudement de le faire aussi souvent que possible pour notre bien spirituel, la lutte contre nos propres passions : “ Rappelle-toi, et rappelle-toi encore : “ Je vais mourir, je vais nécessairement mourir ! Mes pères et mes ancêtres sont morts ; aucun être humain n’est resté pour toujours sur la terre. La mort qui a frappé chacun d’eux m’attend, moi aussi. ” écrit l’Evêque Ignace Briantchaninov (12).

La mémoire de la mort et la prière.

“ Mets à profit, ajoute-t-il, la courte période de ton pèlerinage terrestre pour t’assurer un asile de paix, un refuge béni dans l’éternité. Plaide pour recevoir les possessions éternelles en renonçant à toute possession temporelle, en renonçant à tout ce qui est charnel et psychique dans le domaine de la nature déchue. Plaide par l’accomplissement des commandements du Christ ; plaide par un sincère repentir des péchés que tu as commis ; plaide en rendant grâce à Dieu et en Le louant pour toutes les épreuves qu’Il t’a envoyées ; plaide par d’abondantes prières et par la psalmodie ; plaide par la prière de Jésus unie au souvenir de la mort ”(13).
La mémoire de la mort peut ainsi dans bien des cas être une pierre de touche et, mieux encore, un combustible pour notre prière. Une pierre de touche car on parle beaucoup aujourd’hui, et souvent avec légèreté, de la prière de Jésus, de la prière du cœur, sans parfois mesurer ce qu’elle suppose comme disposition de l’âme et d’ascèse préalables. A cet égard, posons-nous la question : ai-je la mémoire de la mort quand je répète presqu’inconsciemment cette prière ? Suis-je dans cette crainte de Dieu qui est le commencement de toute sagesse ? Car leur coexistence seule parait le gage de notre sincérité. Ecoutons encore à cet égard le saint évêque Ignace (Briantchnaninov) : “ Ces deux activités – la prière de Jésus et le souvenir de la mort – se fondent facilement en une seule. De la prière vient un vivace souvenir de la mort, comme si elle en était un avant-goût ; et au contact de cet avant-goût, la prière s’enflamme avec plus d’ardeur. ” (14). Voilà le combustible.
Saint Jean Climaque écrit “ L’indice véritable de ceux qui se souviennent de la mort avec un sentiment du cœur, c’est le détachement volontaire de toute créature et le parfait renoncement à la volonté propre ”(15).

Ce que ne doit pas être la mémoire de la mort.

Avoir une mémoire salutaire de la mort ne signifie pas céder à cet attendrissement sur soi-même où nous nous complaisons à imaginer le chagrin de ceux qui nous ont connu, des souvenirs impérissables que nous laisserons, le regret de ce que nous n’aurons pas pu accomplir de glorieux et toutes choses semblables qui révèlent  notre attachement passionnel à ce monde et notre négligence du Royaume céleste. A cet égard, il faut être prudent dans notre préparation matérielle de nos funérailles et de notre tombe et la rédaction d’un testament. Certains négligent à tort de s’en préoccuper, négligent de laisser des instructions claires à un entourage qui n’est pas toujours pieux ou orthodoxe, s’exposant ainsi à être privé de l’aide puissante de la célébration, des prières de la communauté ecclésiale à un moment si crucial de leur existence, comme dans le cas de la crémation, interdite par la tradition de l’Eglise. Et il faut rappeler que les usages de l’Eglise orthodoxe – notamment pour la veillée du défunt, la fermeture du cercueil à l’église – sont loin d’être identiques à ceux généralement établis en France et doivent donc être spécifiquement indiqués. D’autres au contraire préparent leurs funérailles et sépultures avec un souci excessif des apparences et des futilités.
N’ayons pas d’ailleurs la légèreté de juger un homme aux circonstances de sa mort ni de ses funérailles. On trouve dans les récits des Pères du désert cet histoire édifiante d’un laïc qui prenait soin d’un saint moine du désert de Linopolis et qui le retrouva un jour mort et mangé par les panthères, alors qu’il venait lui-même d’assister en ville aux funérailles d’un homme riche et inique célébrées en grande pompe par l’évêque et toute la cité. Notre pieux laïc tomba donc face contre terre en disant au Seigneur qu’il ne se relèverait pas tant qu’il n’obtienne l’explication cette apparente absurdité. Et, de fait, un ange vint lui expliquer que l’homme pervers avait accompli une seule bonne action dont il avait été récompensé dès ce monde ci (par ces magnifiques funérailles) afin de ne trouver aucun soulagement dans l’autre monde, tandis que le saint moine, privé d’honneur à sa mort pour effacer ses quelques faiblesses, serait trouvé parfait dans le monde à venir (16).
Avoir une mémoire salutaire de la mort ne signifie pas non plus avoir le goût morbide de la mort, fait d’un mélange de découragement, d’acédie et d’inconscience, comme nous le rappelle saint Jean de Cronstadt. “Parfois, dans l’abattement de notre âme, nous souhaitons la mort. Mourir est aisé, et vite fait ; mais es-tu prêt à mourir ? Souviens-toi qu’après la mort vient le Jugement. Tu n’es pas prêt à mourir, et si la mort venait à toi, tu frémirais d’horreur. C’est pourquoi, donc, ne parle pas pour ne rien dire. Ne dis pas ; “Mieux vaudrait pour moi mourir” mais dis plutôt : “ comment pourrais-je me préparer à mourir chrétiennement ?” Par la foi, par les bonnes œuvres, en supportant courageusement les misères et les peines qui surviennent, afin de pouvoir aborder la mort sans crainte, sans honte, paisiblement, non pas comme une dure loi de la nature, mais comme une invitation affectueuse du Père céleste, saint et bienheureux, au Royaume céleste. Souviens-toi de ce vieillard qui, chargé d’un pesant fardeau, appelait la mort ; quand elle se présenta, il refusa de mourir et préféra continuer de porter son pesant fardeau ” (17).
C’est pourquoi aussi saint Jean Climaque distingue en nous les différents motifs qui nous font désirer la mort : “Tout désir de la mort n’est pas bon. Certains, que la force de l’habitude entraîne sans cesse au mal, la souhaitent par humilité ; d’autres, qui ne veulent pas se repentir, l’appellent par désespoir. Il en est qui ne la craignent plus parce que, dans leur présomption, ils croient avoir atteint l’impassibilité ; il en est enfin – si toutefois il s’en trouve encore – qui, sous l’action de l’Esprit Saint, demandent à quitter cette vie” (18).

Crainte de la mort et terreur de la mort.

Mais craindre la mort ne signifie certainement pas être terrorisé, accablé par elle, ce qui, suivant le Combat invisible, nous le verrons, serait justement la deuxième tentation au jour de notre mort : la chute dans le désespoir. Saint Jean Climaque écrit : “ La crainte de la mort est une propriété de la nature qui lui a été surajoutée du fait de la désobéissance ; mais la terreur de la mort est l’indice de fautes dont on ne s’est pas repenti.  ” Et aussi “Le Christ a craint la mort, mais Il n’en a pas été terrifié, pour montrer clairement les propriétés de Ses deux natures.” et enfin “Comme l’étain se distingue de l’argent, bien qu’à première vue il lui ressemble, il existe de même, pour celui qui est doué de discernement, une claire et nette différence entre la crainte naturelle de la mort et celle qui est contre nature. ” (19).
Il y a d’ailleurs souvent une sorte d’interaction entre la terreur de la mort et son oubli, un phénomène particulièrement sensible dans notre société, parce qu’elle a oublié le Christ, Son expérience de la mort et Sa victoire sur elle. Quel paradoxe ! Les médias, la télévision, les films, les jeux mêmes (pour enfants !) multiplient pourtant les images virtuelles de la mort, en abreuvent notre imagination, mais en s’attachant cyniquement sur les faits divers tragiques, les circonstances qui la précèdent, et non sur l’évocation de ce qui suit la séparation de l’âme et du corps, ce qui devrait pourtant constituer notre réel souci.
Le Métropolite Philarète de Moscou dit à propos de la prière à Gethsémani : “ là, non loin de l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde, prosterne-toi avec tes péchés, ta tristesse, ton angoisse, l’effroi que t’inspire la gueule béante de la mort et de l’enfer, et rappelle-toi que l’amertume de ton calice a déjà été vidée en grande partie dans le grand calice des souffrances du Christ. Que, sous le fardeau qui t’accable, le puissant Athlète de Gethsémani a déjà placé Sa main auxiliaire. Que ton Sauveur, qui a déjà accompli pour toi l’œuvre tout entière de ton salut, n’attend de toi que la participation à Ses souffrances possible, malgré leur faiblesse, à ta foi, à ton amour et à ta reconnaissance ”(20).
Comme nous l’avons vu avec saint Jean de Cronstadt, l’attirance pour la mort, la fascination morbide, peuvent être le signe d’un abattement coupable de l’âme, un signe de découragement profond et de légèreté inconsciente. Mais, pour l’homme totalement purifié des passions, la pensée de la mort peut bannir toute crainte, ce dont témoigne, quand nous lisons le Synaxaire la dormition de beaucoup de saints moines et la fin de beaucoup de martyrs. C’est pourquoi saint Jean Climaque remarque : “ Celui-là est estimable qui attend la mort tous les jours ; mais celui-là est un saint qui la désire à toute heure. ” et il dit ailleurs : “ Les pères déclarent que l’amour parfait est exempt de toute chute ; de même, je puis assurer que la parfaite conscience de la mort est exemptée de toute crainte. ” (21).
Mais même certains saints ont manifesté une humble crainte à l’heure de leur repos. Ne nous étonnons donc pas si nous, pécheurs que nous sommes, nous ressentons profondément cette crainte naturelle, que nous devons pourtant apprivoiser pour en faire un instrument de notre salut, un peu comme l’éleveur dressera avec sueur et peine un fougueux mustang pour pouvoir accompagner son troupeau.

Comment se préparer à la mort par son souvenir.

Dans Le combat invisible, on lit la chose suivante : “ Bien que toute notre vie sur terre soit une guerre incessante et que nous ayons à combattre jusqu’au dernier moment, la bataille principale et décisive nous attend à l’heure de notre mort. Celui qui succombe à cet instant-là ne se relèvera pas. N’en soyons pas surpris. Car si l’ennemi a osé approcher notre Seigneur, qui était sans péché, à la fin de Ses jours sur terre, comme le Seigneur Lui-même le dit : “ Le prince de ce monde est venu, et n’a rien en Moi ” (Jean 14 : 30), qu’est qui l’empêchera de nous attaquer, pécheurs que nous sommes, à la fin de notre vie. ? Saint Basile le Grand dit dans son commentaire sur les mots du psaume 7 : “de peur que l’ennemi  ne ravisse, comme un lion, mon âme, sans que personne ne rachète ni ne sauve ” il affirme : que les plus infatigables combattants qui ont lutté sans cesse avec les démons leur vie durant, et qui ont déjoué leurs filets et repoussé leurs assauts, ils sont à la fin de leur vie soumis à un examen par le prince de cet siècle pour voir si quelque chose de pécheur subsiste en eux. Et ceux qui présentent des blessures, ou les taches et les empreintes du péché sont retenus en son pouvoir, tandis que ceux qui ne présentent rien de tel passent librement et atteignent le repos avec le Christ. S’il en est ainsi, il est impossible de ne pas garder cela à l’esprit et de ne pas se préparer à l’avance pour accueillir cette heure et la traverser avec succès. Toute la vie devrait être une préparation à cela ” (22).
Et le texte du Combat invisible indique ensuite comment se préparer à l’heure de notre mort, en songeant à ce qui nous adviendra alors, pour ne pas perdre tout moyen alors dans cet excès de trouble, de terreur et de tourment qui nous prend.
Il distingue à cet égard quatre épreuves fondamentales qui peuvent alors nous assaillir : “ Les quatre tentations principales auxquelles nous soumettent habituellement les démons à l’heure de notre mort sont les suivantes :   1) la défaillance de la foi ; 2) le désespoir ; 3) la vaine gloire ; 4) les apparences variées prises par les démons qui se manifestent au mourant. ” Nous devons nous préparer à chacune d’elle dès maintenant, en apprenant à en discerner les prémices dans nos pensées.
Le profit en sera immédiat, car nous nous apercevrons que ces quatre pièges dont parle saint Nicodème l’Agiorite – l’incrédulité, le découragement, la vanité et l’illusion – minent sans cesse, avant même notre mort, notre vie intérieure, notre activité spirituelle, notre prière, notre ascèse, notre effort de pénitence. Il nous faut apprendre à garder ce chemin royal et étroit de la conscience simultanée de notre immense indignité et de l’insondable miséricorde divine, il faut apprendre à côtoyer sans les regarder, sans s’y complaire, les précipices de l’incroyance et du désespoir, d’un côté, de l’orgueil et de l’illusion de l’autre.  Quand nous sommes tentés par le péché, le malin nous suggère que cette faute est sans gravité et même parfois que Dieu est miséricordieux mais, après notre péché, pour peu que le remords nous tenaille, il nous insinue que notre faute est inexpiable et Dieu infléchissable. La crainte permanente de la mort nous apprend à déraciner cette versatilité d’esprit qui caractérise l’indigence, l’inconstance de notre vie intérieure. C’est pourquoi saint Jean Climaque nous avertit : “ Quand tu es touché de componction, ne prête jamais l’oreille aux suggestions de ce chien qui te représente Dieu comme ami des hommes, car son but est de te dérober la componction et cette crainte qui bannit toute autre crainte”  (23).

Comment vivre en pensant à la mort.

Saint Jean Climaque précise ailleurs ce que provoque cette mémoire de la mort, dans le cadre de la vie monastique : “ Le souvenir de la mort incite ceux qui vivent en communauté à s’appliquer aux travaux, aux mortifications et surtout aux humiliations. A ceux qui vivent loin du bruit, il procure le rejet de toute préoccupation, la prière continuelle et la garde de l’intellect. Mais ces trois choses sont à la fois les mères et les filles de la pensée de la mort ”.
Il n’est pas si difficile de voir comment ces réalités-là peuvent se transposer dans la vie de tout chrétien, fût-il laïc ; précisons-les :
– L’application consciencieuse à notre travail, professionnel ou personnel, en songeant que ce que nous faisons, c’est une obédience provisoire que nous avons reçue par la providence divine, et donc bénie (à condition que notre travail soit moralement acceptable, bien sûr).
– La pratique d’une forme d’ascèse, le jeûne, en particulier car, suivant les mots de saint Jean Climaque, “ La pensée intense de la mort conduit à restreindre la nourriture, et quand la nourriture est restreinte avec humilité, les passions sont également retranchées ”.
– Le fait de se tenir avec humilité devant les autres, d’accepter les réprimandes et de solliciter les critiques, de reconnaître nos faiblesses et nos manquements quand nous sommes en société. Car nos relations avec les autres sont si souvent viciées par le désir de séduire et de dominer qu’elles deviennent meurtrières pour nous-mêmes. C’est de ces relations-là que parle saint Jean Climaque quand il écrit “ Celui qui est mort à tout homme, a véritablement le souvenir de la mort : mais celui qui garde encore des relations n’en a pas le loisir, car il se tend lui-même des embûches (24). ”
Ecoutons là-dessus les recommandations salutaires et si simples de saint Tikhon de Zadonsk, qui, dans ses conseils sur les devoirs particuliers de chaque chrétien, nous montre quelle conduite adopter en famille, au travail, en société, comme par exemple : “ bien-aimé, ne recherche pas les honneurs ou les situations d’autorité, mais attends d’être appelé ” – si contraire au code d’ambition de notre société ! – et aussi : “ garde toi de croire les calomnies et les mauvaises rumeurs contre ton dirigeant, car la rumeur fallacieuse se répand souvent contre tout homme, et plus particulièrement contre un dirigeant. Par-dessus tout, garde-toi de le calomnier et de le condamner, car tu commettras un péché grave. C’est une grande iniquité de calomnier et condamner un homme simple, et plus encore un dirigeant. Le respect dû au dirigeant lui est retiré par de telles calomnies, et il s’ensuit le dédain et la désobéissance envers lui parmi ses subordonnés, ainsi que tous les maux dans la société. ”
– La prière et la vigilance intérieure quand nous sommes seuls, entre autre par la défiance vis-à-vis de ces faux compagnons de solitude que peuvent constituer les journaux, les médias, les rêvasseries et les angoisses. Saint Jean Climaque a cette image pittoresque à propos des contradictions qui caractérisent souvent notre état d’âme : “ Vouloir conserver toujours en soi-même la pensée de la mort et de jugement de Dieu, tout en se livrant aux soucis matériels et aux distractions, c’est ressembler au nageur qui voudrait applaudir et battre des mains ” (25).
Voilà, très schématiquement, en transposant dans notre vie ces remarques du saint moine sinaïte, comment nous cultiverons la mémoire de la mort, et ce que cette dernière, simultanément, nous aidera à pratiquer en retour.
Ainsi, suivant les préceptes du Combat invisible, tout en préparant notre mort, nous sanctifions notre vie. Comme le note saint Jean Climaque : “ Le souvenir de la mort est une mort quotidienne ; et le souvenir de notre départ est un gémissement de toutes les heures” (26). Cette mort “quotidienne”, cette mortification, c’est celle à laquelle nous appelle le saint Apôtre Paul, dans ces paroles que nous entendons à chaque baptême : Frères, nous tous qui avons été baptisés en Jésus Christ, c’est en Sa mort que nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis avec Lui par le baptême en Sa mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle. Si, en effet, nous avons été greffés sur Lui, par la ressemblance de Sa mort, nous le serons aussi par celle de Sa résurrection : sachant que notre vieil homme a été crucifié avec Lui, afin que le corps du péché fût détruit, pour que nous ne soyons plus les esclaves du péché ; car celui qui est mort est affranchi du péché. (27).

Notre prière pour avoir la pensée de la mort.

Si nous prions donc pour avoir ce souvenir de la mort, c’est qu’il n’est pas un processus mécanique, une sorte de réflexe conditionné, qui va de soi, c’est que, comme pour toute disposition salutaire – comme la pénitence, la foi, la componction, l’amour ou l’humilité – l’homme n’acquiert la mémoire fructueuse de la mort que par le concours, la synergie de sa volonté et de la grâce divine. Nous prions de l’obtenir, parce que, suivant les mots de saint Jean Climaque, “ la pensée de la mort est un don de Dieu qui vient s’ajouter à tous ses autres bienfaits. Sinon – ajoute-t-il – comment expliquer que nous restions souvent sans larmes et secs auprès des tombeaux, alors qu’il nous arrive souvent d’être touchés de componction, loin de cette contemplation ?” (28).
Terminons par cette prière de l’acathiste à Jésus très doux où est soulignée l’intime relation entre notre vie spirituelle et la mémoire bénie de la mort :

Jésus, ne me juge pas selon mes œuvres !
Jésus, purifie-moi selon Ta miséricorde !
Jésus, débarrasse-moi de l’abattement !
Jésus, illumine les pensées de mon cœur !
Jésus, donne-moi la mémoire de la mort !
Jésus, Fils de Dieu aie pitié de moi !

Notes :
1) Saint Jean Climaque, l’Echelle sainte, Traduction française du P. Placide Deseille, Spiritualité Orientale n°24, 1978 – Abbaye de Bellefontaine, Sixième degré, 1.
2) Ibidem, 24.
3) Cf celles publiées dans La Voie Orthodoxe n° 5 et sq .
4! L’Echelle sainte, Sixième degré, 7.
5) Le combat invisible,  édité par saint Nicodème l’Agiorite et revu par saint Théophane le Reclus, en anglais, St. Vladimir‘s Seminary Press, Crestwood 1987, partie II, chapître 9 p..252).
6) Evêque Ignace Briantchaninov “Du souvenir de la mort”, Offrande au monachisme contemporain, Les Miettes du festin, Ed. Présence, 1978, p. 113.
7) ibidem.
8) l’Echelle sainte, Sixième degré, 11.
9) ibidem, 20-21.
10) un exemple cité par saint Jean de Shanghaï et San Francisco dans son texte “La vie après la mort” publié dans Hymne Acathiste pour le repos des défunts, Editions Bénédictines, 1999.
11) Vetchnyia zagrobnyia tainy de l’archimandrite Panteleïmon, Jordanville, 1974.
12) Evêque Ignace Briantchaninov, op. cit. p. 114.
13) Ibidem .
14) Ibidem.
15) l’Echelle sainte, Sixième degré, 8.
16) Livre II, chap. 1 Questions et réponses sur la règle ascétique, 10
17) St Jean de Cronstadt, Ma vie en Christ, Spiritualité Orientale, n°27, 1979 – Abbaye de Bellefontaine, p. 46.
18) l’Echelle sainte, Sixième degré, 10.
19) Ibidem, 3. , 4. et 7.
20) Un sermon publié dans La Voie Orthodoxe  n°28.
21) l’Echelle sainte, Sixième degré, 9. et 16.
22) Le combat invisible,  op. cit. partie II, chapître 9-13 p..251 et suivantes
23) l’Echelle sainte, Sixième degré, 12.
24) Ibidem, 6. , 14. , 23.
25) Ibidem, 13.
26) Ibidem, 2.
27) Rom. 6 : 3-11.
28)  l’Echelle sainte, Sixième degré, 22.

Prêtre Quentin de Castelbajac,
Exposé présenté au monastère de la mère de Dieu de Lesna, juin 2000

Source : http://stranitchka.pagesperso-orange.fr/VO29/LaMemoiredelaMort.html